29

Sutton amena le vaisseau contre le petit astéroïde, un bloc tournoyant de débris cosmiques pas beaucoup plus gros que le vaisseau lui-même.

Il sentit le contact, son pouce se tendit, abattit la manette de gravité et le vaisseau se fixa au fragment de rocher pour l’accompagner dans sa ronde à travers l’espace.

Sutton laissa ses mains retomber le long de son corps, assis calmement dans le siège du pilote. Face à lui l’espace était noir et hostile, rayé de minuscules étoiles qui traçaient des lignes de feu dans son champ de vision, écrivant d’énigmatiques messages de lumière froide et blanche dans le cosmos tandis que l’astéroïde poursuivait sa course errante.

Je suis en sûreté, se dit-il. En sûreté, pour un certain temps, au moins. Peut-être définitivement, car peut-être personne n’est-il à ma recherche.

En sûreté, avec un trou dans la poitrine, du sang sur le devant de sa chemise et qui coulait le long de ses jambes.

C’est bien commode, se dit-il, d’avoir ce second organisme qui m’a été greffé par ceux qui habitent le Cygne. Il me gardera en vie jusqu’à… jusqu’à… Jusqu’à quoi ?

Jusqu’à ce que je puisse revenir sur la Terre, entrer dans le cabinet d’un médecin et dire : « J’ai reçu quelques balles. Que penseriez-vous d’un petit raccommodage ? »

Sutton rit en lui-même.

Il voyait le médecin tomber raide mort !

Ou s’il retournait sur 61 du Cygne ? Mais ils ne me laisseraient pas entrer.

Ou simplement revenir sur la Terre tel quel et se passer de médecin.

Je pourrais acheter d’autres vêtements et le saignement s’arrêterait quand il n’y aurait plus de sang. Mais je ne respirerais pas et on le remarquerait.

— Johnny, dit-il.

Il n’y eut pas de réponse, juste un léger frémissement de vie dans son cerveau, un signe de reconnaissance, comme un chien qui remuerait la queue pour vous faire voir qu’il vous a entendu mais qu’il est trop occupé à ronger un os pour se laisser distraire par quoi que ce soit.

— Johnny, n’y a-t-il pas un moyen ?

Car il pouvait y avoir un moyen. C’était un espoir auquel s’accrocher, une chose à laquelle réfléchir.

Il n’avait même pas encore commencé, il s’en rendait compte, à sonder l’étrange étendue des pouvoirs tapis dans son corps et son esprit.

Il n’avait pas su que sa haine seule pouvait tuer, qu’elle pouvait jaillir de son cerveau comme une lance d’acier et abattre un homme raide mort. Et pourtant Benton était mort avec une balle dans le bras… et il était mort avant que la balle le frappe. Car Benton avait tiré le premier et l’avait raté ; or, Benton vivant ne l’aurait jamais raté.

Il n’avait pas su que, par le seul pouvoir de l’esprit, il pouvait rassembler l’énergie nécessaire pour faire décoller d’un lit de rochers la carcasse d’un astronef et la faire voler durant onze ans à travers l’espace. Et pourtant c’est ce qu’il avait fait, tirant l’énergie d’étoiles ardentes, si lointaines qu’elles étaient presque imperceptibles, de grains de matière qui flottaient au hasard dans le vide.

Et bien qu’il sût qu’il pouvait passer à volonté d’une forme de vie à une autre, il n’avait pas su avec certitude que lorsqu’une forme de vie était tuée, l’autre prenait automatiquement sa place. Pourtant, c’était ce qui était arrivé, Case l’avait tué, il était mort et il était revenu à la vie. Mais avant que le changement ait commencé, il était mort. Il était du moins certain de cela. Car il se souvenait de la mort et ne s’y trompait pas. Il la reconnaissait pour l’avoir déjà rencontrée une fois.

Il sentait son corps se nourrir… aspirer l’énergie des étoiles comme un être humain aspire le jus d’une orange, grignoter l’énergie emprisonnée dans le morceau de rocher auquel son vaisseau était fixé, se jeter sur les infimes pertes d’énergie provenant des moteurs atomiques du vaisseau.

Se nourrir pour devenir fort, se nourrir pour réparer…

— Johnny, n’y a-t-il pas un moyen ?

Et il n’y eut pas de réponse.

Il laissa sa tête se pencher en avant jusqu’à ce qu’elle repose sur le panneau incliné qui recouvrait les instruments de bord.

Son organisme continua à se nourrir, à tirer de l’énergie des étoiles.

Il écouta le sang goutter lentement de son corps et s’écraser sur le plancher.

Son esprit s’obscurcissait et il le laissa s’obscurcir. Il n’y avait rien à faire… Aucune nécessité de l’utiliser, car il ne savait comment l’utiliser. Il ne savait pas ce qu’il pouvait faire, ou ne pas faire, pas plus que comment le faire.

Son vaisseau, il s’en souvenait, s’était abattu dans un hurlement à travers le ciel de 61 du Cygne, et lui, dans un moment de folle exultation, avait su qu’il avait franchi l’obstacle, que ce monde était à sa portée. Ce qu’aucune des flottes de la Terre n’avait réussi, il l’avait fait.

La planète se rapprochait rapidement et il en voyait la géographie confuse qui défilait, ondoyante, noir et gris, dans les hublots.

Il y avait vingt ans de cela, mais il s’en souvenait, dans la brume de son cerveau, comme si c’était hier ou ce moment même.

Il tendait une main et tirait sur un levier, mais celui-ci ne voulait pas bouger. Le vaisseau continuait de plonger et, pendant un instant, il éprouva une panique croissante qui explosa en épouvante.

Un fait était évident, un fait inéluctable, fatal, parmi tous les fragments épars de pensées, de combinaisons et de prières qui jaillissaient comme des éclairs à travers son cerveau. Un fait inéluctable : il allait s’écraser.

Il ne se souvenait pas de s’être écrasé car il n’avait probablement jamais su exactement quand il s’était écrasé. Il y avait eu d’abord la conscience de ce qui se passait, puis un néant qui était un calme et vaste oubli.

La conscience revint… au bout d’un moment ou d’une éternité – il ne pouvait le dire. Mais une conscience qui était différente, une sensibilité qui n’était qu’en partie humaine, très partiellement humaine. Et un savoir qui était nouveau mais qu’il lui semblait avoir toujours possédé.

Il sentit ou sut – car il ne voyait pas – que son corps était étendu sur le sol, écrasé et brisé, au point de ne plus avoir forme humaine. Et bien qu’il sût que c’était son corps et qu’il connût toutes ses fonctions superficielles et le plan de son assemblage, il ressentit un choc d’étonnement devant la chose qui était étendue et il sut qu’il y avait là un problème qui dépassait toutes ses capacités.

Car ce corps devait être remis en état, redressé, rétabli dans son intégrité et coordonné afin qu’il puisse fonctionner et que la vie qui s’en était échappée y revienne.

Il pensa à Humpty Dumpty[4] qui était tombé d’un mur et s’était brisé en morceaux. Cette pensée lui sembla étrange : comme si cette chanson enfantine était quelque chose de nouveau ou quelque chose d’oublié depuis longtemps.

Aucun rapport avec Humpty Dumpty, lui dit une autre part de lui-même, et il sut que c’était exact, puisque Humpty – il s’en souvenait – ne pouvait revenir à son état antérieur.

Il eut conscience qu’il était double, car une part de lui-même avait répondu à l’autre part. Le répondant et l’autre, bien qu’ils ne fissent qu’un, étaient néanmoins séparés. Il y avait une division qu’il ne pouvait comprendre.

— Je suis ta destinée, dit le répondant, j’étais en toi quand tu es venu à la vie et je reste avec toi jusqu’à ce que tu meures. Je ne te commande pas et je ne te contrains pas mais j’essaie de te guider, quoique tu ne le saches pas.

Sutton, la petite part de lui qui était Sutton, dit :

— Je le sais maintenant.

Il le savait comme s’il l’avait toujours su, et c’était bizarre parce qu’il venait seulement de l’apprendre. Son savoir – il s’en rendit compte – était très confus, car il était double… lui et sa destinée. Il ne pouvait pas immédiatement distinguer entre ce qu’il savait en tant que Sutton seul, et ce qu’il savait en tant que Sutton plus sa destinée.

Je ne peux pas le savoir, pensa-t-il. Je ne pouvais pas le savoir alors et je ne peux pas le savoir maintenant. Car il y a toujours au plus profond de moi les deux faces de mon être, l’humain que je suis et la destinée qui me guide vers une plus grande gloire et une vie plus vaste, si je veux bien la laisser faire.

Car elle ne me forcera pas et elle ne m’arrêtera pas. Elle ne me donnera que des intuitions, elle ne fera que me chuchoter. C’est ce qui s’appelle la conscience et ce qui s’appelle le jugement et ce qui s’appelle la raison.

Et elle siège dans mon cerveau comme elle siège dans le cerveau d’aucun autre être, car je ne fais qu’un avec elle comme ne le fait aucun autre être. Je le sais avec une terrible certitude et les autres ne le savent pas du tout ou, s’ils le savent, ils ne font que pressentir toute l’immensité de sa vérité. Et tous doivent le savoir. Tous doivent le savoir comme je le sais.

Mais quelque chose intervient pour les empêcher de savoir, ou pour déformer ce qu’ils savent au point de rendre ce savoir totalement erroné. Je dois découvrir ce que c’est et je dois le neutraliser. Et d’une manière ou d’une autre je dois intervenir dans le futur, je dois le redresser pour des jours que je ne verrai pas.

Je suis ta destinée, avait dit le répondant.

La destinée, pas la fatalité.

La destinée, pas la prédestination.

La destinée, le sort des hommes et des races et des mondes.

La destinée, la manière dont on fait sa vie, dont on règle sa vie… la manière dont elle était prévue, ce qu’elle serait si l’on écoutait la petite voix tranquille qui vous parle à tous les tournants, à tous les carrefours.

Mais si l’on n’a pas écouté… eh bien, alors, on n’a pas écouté et l’on n’a pas entendu. Et il n’y a aucun pouvoir qui puisse vous faire écouter. Il n’y a pas de punition si l’on n’a pas écouté, si ce n’est la punition d’être allé contre sa destinée.

Il y avait d’autres pensées ou d’autres voix. Sutton ne pouvait dire ce qu’elles étaient, mais elles étaient en dehors de cette masse confuse qui était lui et sa destinée.

C’est mon corps, se disait-il. Et je suis ailleurs. Quelque part où l’on ne voit pas ce que j’étais habitué à voir… et où l’on n’entend pas, bien que je voie et entende, mais par les sens d’un autre et d’une manière étrangère.

— L’écran l’a laissé passer, dit une pensée, quoique le mot écran ne fût pas celui qu’elle utilisa.

— L’écran a rempli son but, dit une autre.

Et une autre parla d’une certaine technique qu’il avait acquise sur une planète dont le nom se brouilla et devint un bredouillement dépourvu de tout sens, pour autant que Sutton pût entendre.

Une autre encore fit remarquer la complexité et l’inefficacité singulières du corps écrasé de Sutton, et parla avec enthousiasme de la simplicité et de la perfection de l’absorption directe d’énergie.

Sutton tenta de leur crier de se hâter pour l’amour de Dieu, car son corps était une chose fragile et s’ils attendaient trop longtemps il serait exclu de pouvoir le remettre en état. Mais il ne put s’exprimer et, comme dans un rêve, il écouta l’échange d’idées, le va-et-vient rapide d’opinions personnelles, le tout se fondant en une pensée cohérente qui dictait la décision finale.

Il essaya de se demander qui il était, tenta de s’orienter et constata qu’il ne pouvait même pas se définir lui-même. Car il n’était plus un corps ou un lieu dans l’espace ou le temps, pas même un pronom personnel. Il était une chose suspendue, ballottante, qui n’avait ni substance ni fixité dans l’ordre du temps et qui ne pouvait se reconnaître elle-même, quoi qu’elle fît. C’était une vacuité qui savait qu’elle existait et qui était dominée par ce qui pouvait aussi bien être une autre vacuité, pour autant qu’il pût s’en rendre compte.

Il était hors de son corps et il vivait. Mais où et comment, il n’y avait aucun moyen de le savoir.

Je suis ta destinée, avait dit le répondant qui semblait être une partie de lui-même.

Mais la destinée n’était qu’un mot et rien de plus. Une idée. Une abstraction. La désignation fragile de quelque chose que l’esprit de l’Homme avait conçu, mais ne pouvait prouver… que l’esprit de l’Homme était disposé à ne considérer que comme une idée qui devait se passer de preuves.

— Tu te trompes, dit la destinée de Sutton. La destinée est une réalité, bien que tu ne puisses la voir. Elle est une réalité pour toi et toutes les autres créatures… pour chacune des créatures qui ressent le flux de la vie. Et elle a toujours été et elle sera toujours.

— Ce n’est pas la mort ? demanda Sutton.

— Tu es le premier qui soit venu à nous, dit la destinée. Nous ne pouvons pas te laisser mourir. Nous te rendrons ton corps, mais jusque-là, tu devras vivre avec moi. Tu feras partie de moi. Et ce ne sera qu’équitable, car j’ai vécu avec toi ; j’ai fait partie de toi.

— Vous ne vouliez pas de moi ici, dit Sutton. Vous aviez établi un écran pour que je ne puisse pas entrer.

— Nous voulions l’un de vous, dit la destinée. Un seulement. Tu es celui-là, et il n’y en aura pas d’autre.

— Mais l’écran ?

— Il était réglé sur un esprit, dit la destinée. Sur un certain esprit. Le genre d’esprit que nous désirions.

— Mais vous m’avez laissé mourir.

— Il fallait que tu meures. Jusqu’à ce que tu meures et que tu deviennes l’un de nous, tu ne pouvais pas savoir. Dans ton corps, nous ne pouvions t’atteindre. Il fallait que tu meures afin que tu sois libéré et j’étais là pour te prendre et faire de toi une partie de moi-même afin que tu comprennes.

— Je ne comprends pas, dit Sutton.

— Tu comprendras, dit la destinée. Tu comprendras.

Et j’ai compris, pensa Sutton, se souvenant. J’ai compris.

Son corps frémit à ce souvenir et son esprit fut saisi d’un respect mêlé de crainte devant l’immensité démesurée, insoupçonnée de la destinée… des trillions et des trillions de destinées qui correspondaient à la vie grouillante de la galaxie.

La destinée avait agi un million d’années auparavant et une sorte de singe velu s’était penché et avait ramassé un bâton. Elle agit de nouveau et il frappa deux silex l’un contre l’autre. Elle agit encore et il y eut l’arc et la flèche. Une fois de plus et la roue fut inventée.

La destinée chuchota et une créature se hissa ruisselante hors de l’eau et, avec les années, ses nageoires devinrent des pattes et ses ouïes, des narines.

Abstractions symbiotiques. Parasites. Appelez-les comme vous voudrez. Ils étaient la destinée.

Et le temps était venu pour la galaxie d’apprendre ce qu’était la destinée.

Si c’étaient des parasites, alors il s’agissait de parasites bénéfiques, prêts à donner davantage que ce qu’ils pouvaient obtenir. Car tout ce qu’ils obtenaient, c’était le sentiment de vivre, le sentiment d’être… et ce qu’ils donnaient, ou étaient prêts à donner, dépassait de loin la simple existence.

Car beaucoup de ces vies que les parasites partageaient devaient être vraiment mornes. Celle d’un ver de terre, par exemple, ou celle d’êtres difformes et stupides s’élèveraient peut-être à de plus grandes hauteurs que l’Homme.

Car chaque être qui se mouvait, que ce fût lentement ou rapidement sur la face de n’importe quel monde, n’était pas seul mais double. Lui et sa destinée personnelle.

Et parfois la destinée trouvait prise et ne lâchait plus… Et parfois elle ne trouvait pas. Mais lorsque la destinée était là, il y avait toujours de l’espoir. Car la destinée était espoir. Et elle était partout.

Aucune créature ne marche seule sur la route de la vie.

Ni ne rampe, ne saute, ne nage, ou ne vole.

Une planète interdite à tous les esprits sauf un et, une fois cet esprit arrivé, interdite pour toujours.

Un esprit pour éclairer la galaxie lorsque la galaxie serait prête. Un esprit pour révéler ce qu’étaient la destinée et l’espoir.

Cet esprit, pensa Sutton, est le mien.

Que Dieu me vienne en aide maintenant.

Car s’il m’avait été donné de choisir, si l’on m’avait posé la question, si j’avais eu un mot à dire à ce sujet, ce n’aurait pas été moi, mais quelqu’un d’autre ou quelque autre créature. Un autre esprit dans un million d’années d’ici. Une autre créature dans dix fois un million d’années.

C’est beaucoup trop demander, se dit-il… beaucoup trop demander à un être doté d’un esprit aussi faible que celui de l’Homme, que de porter le fardeau de la révélation, que de porter le fardeau de la connaissance.

Mais la destinée m’a touché du doigt. Hasard ou accident ou pure chance aveugle… ce devait être la destinée. J’ai vécu avec la destinée, je fus la destinée… Je fis partie de la destinée au lieu que la destinée fasse partie de moi, et nous en vînmes à nous connaître l’un l’autre comme deux êtres humains… mieux que deux êtres humains. Car la destinée était en moi et j’étais la destinée. La destinée n’avait pas de nom et je l’ai appelée Johnny ; le fait que j’eus à lui donner un nom était une plaisanterie dont la destinée, ma destinée, peut encore rire en elle-même.

J’ai vécu avec Johnny, la partie essentielle de moi, l’étincelle en moi que les hommes appellent la vie et ne comprennent pas… La partie de moi que je ne comprenais pas… jusqu’à ce que mon corps ait été réparé. Alors j’y revins et c’était un corps différent et un corps très amélioré, car la foule des destinées avait été étonnée et horrifiée de l’inefficacité et de la structure fragile du corps humain.

Et lorsqu’elles le remirent en état, elles l’améliorèrent considérablement. Elles y apportèrent tant de retouches qu’il posséda beaucoup de choses qu’il n’avait pas auparavant… beaucoup de choses, je le soupçonne, que j’ignore encore et que je ne saurai pas jusqu’à ce que vienne le temps de les utiliser. Certaines choses, peut-être, dont je ne saurai jamais rien.

Quand je revins dans mon corps, la destinée y vint et vécut avec moi de nouveau, mais maintenant je la connaissais et je la reconnus ; je l’appelai Johnny et nous parlâmes ensemble, et je ne cessai plus de l’entendre, alors que bien des fois, dans le passé, je devais ne pas l’avoir entendue.

Symbiose, se dit Sutton, une symbiose d’un ordre plus élevé que la symbiose d’une bruyère avec son champignon, ou de l’animal primitif avec son algue. Une symbiose mentale. Je suis l’hôte et Johnny est mon parasite, et nous nous accordons parce que nous nous comprenons l’un l’autre. Johnny me donne la conscience de ma destinée, de la force agissante de la destinée qui règle mes heures et mes jours ; je donne à Johnny le sentiment de vie qu’il n’aurait pu avoir dans son existence indépendante.

— Johnny ! appela Sutton, et il n’y eut pas de réponse.

Il attendit et il n’y eut toujours pas de réponse.

— Johnny ! appela-t-il de nouveau, et une crainte perça dans sa voix.

Car Johnny devait être là. La destinée devait être là. À moins que… à moins que… la pensée lui vint lentement, doucement. À moins qu’il fût réellement mort. À moins que ce ne fût qu’un rêve, à moins que ce fût une région crépusculaire entre l’état de vie et la mort.

La voix de Johnny était faible, très faible et très lointaine.

— Ash…

— Oui, Johnny.

— Les moteurs, Ash. Les moteurs.

Sutton lutta pour sortir son corps du fauteuil de pilotage, se dressa sur des jambes tremblantes.

Il pouvait à peine voir… tout juste le contour vague, brouillé, mouvant de la forme de métal qui l’enfermait. Ses pieds étaient des masses de plomb qu’il ne pouvait bouger. Comme s’ils ne faisaient pas partie de lui…

Il chancela, tituba, tomba à plat ventre.

Le choc, se dit-il. Le choc de la violence, le choc de la mort, le choc du sang perdu, de la chair déchirée, arrachée.

Il y avait eu une force, un jaillissement de force qui l’avait fait se dresser, les yeux clairs, le cerveau clair, debout. Une force qui avait été assez grande pour arracher la vie aux deux hommes qui l’avaient tué. La force de la vengeance.

Mais cette force avait disparu et maintenant il savait que cela avait été la force de sa volonté qui l’avait fait agir plutôt que simplement celle de ses os et de ses muscles.

Il réussit péniblement à se mettre sur les mains et sur les genoux et rampa. Il s’arrêta et se reposa, puis rampa encore un peu, la tête ballottant entre les épaules, dégouttant le sang et les mucosités et les vomissures qui laissaient une traînée visqueuse sur le plancher.

Il trouva la porte du compartiment des moteurs et, petit à petit, il se redressa pour atteindre le verrou.

Ses doigts le touchèrent et le tournèrent, mais ils étaient sans force et glissèrent sur le métal. Il s’effondra. Il n’était plus qu’un petit tas de pur désespoir contre la porte dure et froide.

Il attendit longtemps, puis essaya de nouveau. Cette fois, le verrou s’ouvrit juste au moment où ses doigts glissaient de nouveau, et en s’effondrant, il tomba en travers du seuil.

Finalement, après une attente si longue qu’il pensa ne jamais y arriver, il se remit sur ses mains et ses genoux et avança en rampant centimètre par centimètre.

Dans le torrent des siècles
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